11 décembre 2006 dans ACCUEIL, Actualité, Bibliographie, Biographie, Citations | Lien permanent
Auteur d’un ensemble de travaux en philosophie et en sciences humaines; Edmond Ortigues nous a quittés le 12 mai 2005. Tant sur le plan théorique que méthodologique, son œuvre a marqué toute une génération d’anthropologues, de psychologues, d’historiens des religions et de philosophes. D’une grande érudition, ses textes portent la marque d’un esprit libre ; il sut leur donner, ici ou là, une couleur poétique comme nous le confiait Michel Leiris à son propos, ce qui devrait être, ajoutait-il, “la marque de fabrique de tout philosophe”.
Né le 25 mai 1917 à Toulon, Edmond Ortigues est issu d’une famille de chapeliers installés à Camps-la-Source, une petite commune du Var qui vit cet artisanat se développer au XVIIè siècle et se mécaniser à la fin du XIXè. Mais les chapeaux de feutre se portant de moins en moins, la fabrique familiale est vendue en 1928 et ferme définitivement ses portes en 1932. Pendant ce temps, Edmond Ortigues est interne chez les maristes de la Seyne-sur-mer, achève ses humanités gréco-latines et en 1935, entre chez les Pères maristes à Lyon où il effectue son noviciat puis le scolasticat. La guerre survient alors qu’il prépare les licences de lettres, de philosophie et de théologie aux facultés catholiques de Lyon ; il n’est pas mobilisé pour raisons médicales. En 1948-49, il devient professeur de théologie au Séminaire des Missions d’Océanie à Lyon. Un de ses amis, l’abbé Paul Couturier, homme “ d’une étonnante liberté d’esprit ”, relance le mouvement œcuménique et organise des rencontres entre catholiques, protestants et juifs, autour des foyers de résistance à Lyon. Edmond Ortigues y participe très activement. En pleine Occupation, ces échanges seront pour lui une expérience décisive. En 1946, une première session œcuménique aura lieu aux environs de Genève. Ortigues y présente une étude sur “ Ecritures et Traditions au Concile de Trente ”. En 1948, il soutient son doctorat de théologie aux facultés catholiques de Lyon, intitulé “ Histoire et Parole de Dieu. Essai sur les rapports entre exégèse et théologie ”. Ses travaux l’amènent à repenser l’histoire des dogmes et de la liturgie. Mais les autorités religieuses peuvent-elles admettre une évolution de la tradition ?
Dès la fin de la guerre, une remise en ordre s’est opérée au sein du séminaire universitaire de Lyon. Il s’agit de rétablir l’orthodoxie ; les collections théologiques des jésuites sont supprimées. Toutes les ouvertures qui avaient pu se réaliser sont suspendues. Une charge de directeur d’un institut d’histoire des religions à Toulouse lui est proposée par l’intermédiaire d’Henri de Lubac. Il décide de la refuser. Le climat est devenu pour lui moralement invivable. La dénonciation à Rome d’un de ses collègues, engagé dans le mouvement des prêtres ouvriers va précipiter la rupture. Il se déclare solidaire, écrit un mémoire de cinquante pages et se trouve, selon l’expression ecclésiale, “ réduit à l’état laïc ” en 1952.
Pour gagner sa vie, il enseigne alorsla philosophie dans des écoles privées. Il suit les cours de Georges Dumézil, a des rencontres périodiques avec Alexandre Kojève, Gaston Fessard et Henri Bouillard. Il obtient en 1952 un poste au Centre National de la Recherche Scientifique. En 1954, il épouse Marie-Cécile Gélinier, psychanalyste. Il suivra avec elle les cours de Merleau-Ponty et Daniel Lagache. C’est à cette même date qu’est publié, dans une collection de théologie protestante de Neuchâtel “ Le Temps de la Parole ” (Delachaux et Niestlé, 1954). Il soutient son doctorat d’Etat en philosophie en 1959 et est nommé en 1961 professeur à l’Université de Dakar où il crée le département de philosophie. Sa thèse est publiée en 1962 chez Aubier sous le titre“ Le Discours et le Symbole ” (voir infra l’analyse qu’en propose Vincent Descombes).
C’est à la fin de l’année 1962, que, pour répondre aux “ difficultés de la pratique psychiatrique en Afrique ”, Henri Collomb ouvre à la Clinique neuro-psychiatrique du centre hospitalier de Fann à Dakar une “ consultation de psychologie ” qu’il confie à Marie-Cécile Ortigues. Un groupe de recherche se crée réunissant psychiatres, psychologues, ethnologues, qui confrontent leurs expériences cliniques, ethnographiques et sociologiques. E. Ortigues y participe. Ce groupe a été parfois désigné comme l’“Ecole de Fann ” mais lui-même a récusé cette expression estimant qu’elle masquait les divergences, pour lui essentielles, entre la position qui était la sienne d’analyste des faits religieux, soucieux de donner toute leur place aux cultes ancestraux et à une vision du mal conçu comme signe divinatoire, et le point de vue d’Henri Collomb qui se voulait novateur sur le plan institutionnel en introduisant la compréhension des “ guérisseurs ” dans le champ de la psychiatrie. En 1966 paraît chez Plon, dans la collection “ Recherches en sciences humaines ” dirigée par Eric de Dampierre, Œdipe Africain écrit avec Marie-Cécile Ortigues. Cette première édition contient un chapitre théorique qui fait référence aux concepts lacaniens. La troisième édition, en 1984, prendra ses distances avec ce type de formulations pour développer une théorie plus personnelle centrée sur la question de l’individualité humaine
On connaît la thèse exposée dans l’ouvrage. Les premières bases de l’identité personnelle se présentent comme un problème de repérage de l’enfant par rapport à ses origines. Les observations cliniques réalisées à Dakar ont montré que la référence au père s’imposait de manière explicite, centrale, dans tous les cas, même chez les enfants élevés par leurs oncles maternels, ou chez ceux qui n’avaient pas connu leur père. Cette référence se présente toutefois de manière différente de celle que l’on observe en Europe. Le père n’est qu’un chaînon dans le lignage. S’identifier à lui revient à s’intégrer dans une classe d’âge. La rivalité tend alors à se déplacer sur les “ frères ”, les égaux rivaux, en même temps que l’agressivité refoulée par la loi de solidarité se retourne en interprétations persécutives.
En 1966, Edmond Ortigues est nommé professeur à l’Université de Rennes. Le travail avec des cliniciens se poursuivra à Rennes puis à Paris, nourri de l’expérience acquise en Afrique et aboutira à la publication de deux ouvrages écrit en collaboration avec Marie-Cécile Ortigues. A Dakar, les différences culturelles imposaient de rester aussi proche que possible des formes d’expression adoptées par les consultants. Ce principe s’appliquera également en France se traduisant par une plus grande flexibilité des conventions organisant le cadre des entretiens et par une attention accrue à l’interdépendance des positions interpersonnelles entre les générations. L’enfant, souligne Edmond Ortigues, emprunte à ses ascendants ses premiers repères, des formes de réaction, des traits significatifs avec lesquels il recompose son style propre. Il appartient au thérapeute de laisser se développer des alternatives, en suscitant les conditions qui rendent possibles l’appropriation par chacun de choix personnels.
Entre temps, en 1981, Edmond Ortigues a publié un ouvrage “ Religions du livre, Religions de la Coutume ” qui réunit une série d’articles contrastant les religions de salut à vocation universelle comme le christianisme, transmises par voie de prédication doctrinale, et les religions ethniques qui se transmettent par voie de coutume ancestrale. Le livre sera l’occasion pour lui d’insister sur ce qui distingue ce qu’il appelle la “ Coutume ” de la loi. Alors que le droit coutumier des sociétés lignagères établit d’abord le statut des individus les uns par rapport aux autres avant de formuler des prescriptions de comportements, dans une société démocratique possédant un système de lois positives, les citoyens sont égaux devant la loi et le droit constitutionnel fixe les règles de fonctionnement de l’autorité.
Le décès de son père survenu en 1980 sera l’occasion de revenir, à la demande des anciens des fabriques, sur l’histoire de la chapellerie dans son village d’origine. A partir d’une analyse de documents d’archives, il publie, en 1993, une monographie sur “ Camps-la-Source, pays des chapeliers ”(une première ébauche de ce travail était parue en 1984 dans une section de la revue Etudes Rurales (no 93-94 : 241-270) intitulée “ Histoire des fabriques ”, et qu’il avait coordonnée.
Parmi la centaine d’articles écrit par Edmond Ortigues, on retiendra encore l’un d’eux, consacré à “ Haymon d’Auxerre, théoricien des trois ordres ” souvent cité par les historiens des religions, qui atteste de sa grande culture, de ses qualités d’exégète et de l’importance que revêt pour lui la critique historique. Cet article a fait rebondir le débat sur la permanence dans l’Occident médiéval et moderne de la structure classificatoire des peuples indo-européens dégagée par Georges Dumézil. Enfin, un ouvrage court mais dense, Le Monothéisme, voit le jour en 1999, s’attachant à expliciter “ les questions philosophiques posées par la religion d’Israël ”, devenue une religion de salut à la période hellénistique.
Esprit original, d’une sensibilité d’avant-garde, refusant d’appartenir à une quelconque chapelle (et il l’a prouvé), Edmond Ortigues apparaît comme un historien des religions et un historien des idées difficilement classable dans le paysage intellectuel du siècle.
PRINCIPAUX ARTICLES ET OUVRAGES D’EDMOND ORTIGUES
1954 Le Temps de la Parole. Neuchâtel, Delachaux & Niestlé. (“ Cahiers théologiques ”).
1962 Le Discours et le Symbole. Paris, Aubier ( 2è éd. 1977)
1966 Œdipe africain Paris, Plon [2è édition revue et augmentée Paris, UGE, 1973 ; 3è édition, modifiée, Paris, L’Harmattan, 1984 (ouvrage co-signé avec Marie-Cécile Ortigues)].
1981 Religions du Livre, religions de la Coutume. Paris, Le Sycomore.
1986 Comment se décide une psychothérapie d’enfant ? Paris, Denoël [2è édition augmentée, 1993. (ouvrage co-signé avec Marie-Cécile Ortigues)].
1991 Haymon d’Auxerre, théoricien des trois ordres. In D. Iogna-Prat, C. Jeudy, G. Lobrichon (dir.), L’école carolingienne d’Auxerre. Paris, Beauchesne : 181-227.
1993 Camps-la-Source, pays des chapeliers. Nice, Ed. Serre (“ Les Régionales ”, 32)
1999 Que cherche l’enfant dans les psychothérapies ? Toulouse, Erès [2è édition modifiée 2002. (ouvrage co-dirigé avec Marie-Cécile Ortigues)].
1999 Le Monothéisme. Paris, Hatier.
2003 Sur la philosophie et la religion. Les entretiens de Courances, recueillis par Pierre Le Quellec-Wolff & Marie Tafforeau. Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Article publié dans la revue L'HOMME, 2005, no 175-176, p. 451-454
25 janvier 2006 dans Biographie | Lien permanent