Voici le texte de l'intervention d'Henri Bichot, ami et ancien étudiant en théologie d'Edmond Ortigues, à la rencontre de l'Association le 29 septembre 2007.
La première réalité qui fait la spécificité par excellence de l’humanité, c’est la parole, le langage. Ce sera le sujet de sa thèse de philosophie sur « Le discours et le symbole » publiée en 1962 et rééditée aujourd’hui.
Parmi les livres qu’il publiera ensuite, j’en citerai quatre qui ont un point commun :
- « Religions du livre et religions de la coutume » en 1981
- « Le monothéisme» en 1999
- « Les entretiens de Courances sur la philosophie et la religion » recueillis par Pierre Le Quellec – Wolff et Marie Tafforeau, en 2003
- « La Révélation et le Droit » publié aujourd’hui même.
Tous ces livres, et de nombreux articles, parlent de religion. Pourquoi ? Comment cela se fait-il ? C’est à cette question que je vais tenter de répondre.
Comment Edmond Ortigues a-t-il été amené à penser que le problème religieux, l’inquiétude religieuse, touchent au sens même de la vie : d’où venons-nous ? où allons-nous ? C’est son histoire personnelle qu’il convient d’évoquer ici. Il a découvert la religion, car ses parents étaient incroyants, pendant sa scolarité au collège des Pères maristes où il fut pensionnaire jusqu’à 18 ans. Il a sans doute réalisé très tôt que la recherche de Dieu et l’éveil de la conscience sont une seule et même chose, comme il le dira par la suite. Dans ce milieu chrétien, il va vivre la foi, non comme un acquis, mais comme une recherche, une aventure personnelle où il s’engage entièrement, où il joue sa vie. C’est ainsi qu’il entre en 1935 au noviciat de la Société de Marie pour devenir prêtre.
Il s’agit maintenant pour moi de vous faire sentir comment cette aventure spirituelle de la foi a mûri à travers des découvertes, des interrogations, des conflits et des ruptures, jusqu’à devenir l’aventure de l’esprit tel que le définit Malebranche, comme « ce qui a toujours du mouvement pour aller plus loin », ce que signifient au fond, et au mieux, les dieux des religions comme le Dieu des philosophes.
Nous sommes en 1942. Edmond Ortigues vient d’être ordonné prêtre, il est licencié en théologie et en philosophie, et il a reçu une solide formation aux méthodes de la critique historique appliquée à l’étude de la Bible et de l’histoire du christianisme comme des autres religions.
C’est la guerre, l’occupation, la résistance. Dans ce contexte, l’abbé Couturier relance l’œcuménisme avec « la prière pour l’unité ». Edmond Ortigues s’engage avec passion dans cette voie en dialoguant avec les pasteurs protestants et en menant une étude approfondie du Concile de Trente, le Concile de la Contre-Réforme, invoqué depuis quatre siècles pour s’opposer aux protestants qui voient dans l’Ecriture seule la source de la Révélation, tandis que les catholiques y ajoutent une seconde source constituée par la Tradition de l’Eglise. Notre jeune prêtre découvre alors, textes en mains, qu’après des débats contradictoires, le Concile décrète finalement, en 1546, qu’il n’y a qu’une source de la Révélation : l’Ecriture transmise et interprétée par les apôtres.
Sur cette base, le dialogue avec les protestants est ouvert, et une révision de la théologie traditionnelle s’impose. Edmond Ortigues va s’y employer, en sachant parfaitement qu’il va à contre-courant de la doctrine officielle. Il prépare donc une thèse de théologie consacrée à la Parole de Dieu, où il s’efforce de concilier une intelligence spirituelle de la foi avec une exégèse scientifique, c’est-à-dire une étude critique du sens littéral des textes bibliques. C’est un pari audacieux et risqué, dont l’enjeu apparaît dans la première phrase de sa thèse : « Le problème de la Bible est semblable à celui du Christ, vrai Dieu et vrai homme, car tout y est de Dieu, mais tout y est de l’homme ». On pourrait dire schématiquement que « tout y est de Dieu » est l’objet de la théologie, et que « tout y est de l’homme » est l’objet de l’anthropologie. Et si la théologie était elle-même toute humaine et relevait de l’anthropologie ? Des confidences recueillies par Catherine Verger dans des entretiens enregistrés montrent qu’à ce moment de sa vie c’est la foi elle-même qui est en question pour Edmond Ortigues, d’une façon radicale et bouleversante.
Ces problèmes de conscience et, peut-être, les réticences exprimées par certains membres du jury lors de sa soutenance de thèse, l’amènent à renoncer par honnêteté à toute fonction officielle. Il demande alors et obtient, en 1950, de quitter Lyon pour Paris, afin de réfléchir.
Sa réflexion, notamment sur l’interdiction qui lui est faite d’exprimer publiquement ses interrogations sur la foi et son rapport avec les problèmes humains de notre époque, aboutira en 1952 à un conflit avec la hiérarchie de l’Eglise. Ayant pris la défense de son ami mariste Paul Montuclard, victime d’une dénonciation anonyme, il lui est demandé de faire connaître à ses supérieurs sa façon de penser. Il leur envoie alors un mémoire de 50 pages sur « Le problème de la liberté d’expression dans les structures actuelles de l’Eglise ». Dans « ce texte fort et poignant » demeuré inédit et que nous présente Dominique Iogna-Prat sous le nom de « Lettre à Rome » dans le livre qui paraît aujourd’hui, Edmond Ortigues s’appuie sur sa conception de l’homme pour décrire et dénoncer une situation où « tout se passe comme si, dans la pratique, la religion nous enlevait la principale raison que nous aurions d’y croire ».
En effet, toute démarche spirituelle, et donc tout acte de foi authentique, requiert un dépassement de soi dans la communication avec autrui, ainsi le veut la condition humaine, et c’est précisément ce que refuse le système clérical qui régit l’Eglise catholique romaine (deux termes qui jurent ensemble) en isolant les clercs du reste des hommes et de leurs problèmes réels, en excluant la critique et le débat public, en pratiquant un droit ecclésiastique ou droit canon qui ignore purement et simplement les droits de l’homme.
Edmond Ortigues pose alors la question qui lui tient à cœur : « Est-ce que l’exercice du ministère sacerdotal est compatible avec ce que je pense ? ». « En posant une telle question, écrira-t-il ensuite, j’avais conscience de marquer le point d’aboutissement de toute ma vie depuis 18 ans ».
Après avoir essayé en vain de le faire revenir sur sa position, on lui fit subir un procès digne de l’Inquisition au terme duquel il fut « réduit à l’état laïque », c'est-à-dire rendu à la vie civile, et prié de quitter aussitôt la maison mariste où il résidait, sans aucune ressource ni moyens d’existence.
Après ce parcours de 18 ans, depuis son entrée au noviciat jusqu’à sa lettre à Rome et son exclusion de l’Eglise, il nous dit lui-même ce qu’il a vécu de fondamental au cours de cette période de sa vie dans un passage de son livre « Le temps de la parole » publié en 1954 dans une collection protestante. Nous l’écoutons :
« Il paraît assez normal que l’on ne puisse s’interroger sur la foi chrétienne sans s’obliger à la développer tout entière de l’intérieur, à en suivre la démarche complète jusqu’au point où elle se met à l’épreuve elle-même en face de la réalité effectivement offerte à l’expérience commune. Si j’accepte de vous parler, j’accepte de courir avec vous le risque inhérent à la parole, le risque total de la vérité ou de l’erreur. Et si je ne m’introduis pas tout entier dans l’aventure, moi, mon Dieu et tout le reste, ce Dieu sera peut-être le mien, trop mien, sera-t-il encore Dieu ? […] Que chacun en fasse l’essai, ce n’est pas dans les balbutiements que l’aventure de la communication se connaît comme totale. C’est la lourde, la longue épreuve de la maturité. » (op.cit. p.36 )
Des balbutiements à la maturité, je dirai pour conclure que la lettre à Rome a été la charnière entre les deux périodes de la vie d’Edmond Ortigues. Elle éclaire toute sa démarche ultérieure dans les diverses disciplines qu’il a travaillées, toujours préoccupé de ce qui en fait l’unité.
Henri Bichot
29 Septembre 2007